La ségrégation ciblée des Métis sous l’administration coloniale belge au Congo belge et au Ruanda-Urundi

Assumani Budagwa

Audition 07/02 Chambre des Representants

1° Introduction

La race et plus précisément la hiérarchie arbitraire des races constitue aux côtés de l’administration, des missions catholiques et des milieux d’affaire, le quatrième pilier de l’édifice coloniale belge.

Clé de voute de la plupart des régimes coloniaux mais particulièrement du régime colonial belge, la hiérarchisation raciale se structure dès la reprise du Congo par la Belgique.

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Durant la période coloniale belge, une barrière de couleur de fait, quoique farouchement niée, a existé ajoutant au rapport de domination coloniale une couche supplémentaire qui allait cristalliser les tensions, secouer l’édifice colonial et participer à son écroulement.

La barrière de couleur n’a pas cloisonné tous les espaces : sociaux, privés ou publics. Des rapports « utilitaires » entre des hommes blancs et des femmes noires et entre des femmes blanches et des hommes noirs se sont établis au sein des rapports de subordination coloniale, assurant aux uns et aux autres un statut parfois intéressant ou envié. Quelques-uns de ces rapports ont pris la forme d’unions durables ou éphémères, librement consenties ou imposées, donnant naissance à une catégorie d’individus ni blancs ni noirs dont l’Etat colonial s’inquiétera et se préoccupera comme d’une véritable affaire d’Etat.

 2° La ségrégation des Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi ;

 Les Métis nés sous la colonisation belge, sont souvent catégorisés en métis reconnus et non-reconnus. Qu‘ils aient été reconnus ou non par leur géniteur blanc, ils ont tous, à une certaine époque, été l’objet d’une ségrégation ciblée pilotée par les pouvoirs publics avec l’aide efficace des missions et un consentement plus ou moins tacite de leurs géniteurs blancs et de la communauté blanche toute entière.

En effet , bien que tardivement entrée dans le concert des nations colonisatrices, la Belgique a très rapidement pris conscience de l’existence du métissage qui faisait naître une nouvelle catégorie de population dont elle n’avait pas prévu de place ni même de statut ; la Belgique s’est également rendu compte que loin d’être marginales ou accidentelles, les unions entre Blancs et Noires se multipliaient et que l’arrivée des femmes blanches aux colonies n’en réduisait ni l’ampleur ni même l’attractivité.

Il faut souligner que les unions ou cohabitations entre hommes blancs et femmes noires étaient acceptées, tolérées ou même encouragées pendant la période de l’Etat Indépendant du Congo sous le règne de Léopold II, pour « l’hygiène sexuelle » disait-on ou comme « encyclopédie dormante »

 La présence d’enfants métis, souvent abandonnés par les géniteurs blancs, constituait déjà une infraction à la moralité et au sens des responsabilités des Blancs et portait un coup au prestige moral du civilisateur dont la sexualité révélait son humanité somme toute équivalente à celle de l’homme à civiliser.

C’est à partir du Congrès des Races qui s’est tenu à l’Université de Londres en 1911 que les puissances colonisatrices s’interrogent et se soucient du contact des races et décident d’inscrire la question du métissage dans les échanges au sein des congrès de l’Institut Colonial International et sollicitent les sociétés d’anthropologie pour l’éclairer sur la nature biologique, génétique, sanitaire, morale, intellectuelle et psychologique du Métis.

Dès 1911, à la demande du Comité Permanent pour la Protection des Indigènes, l’Etat colonial belge est invité à appliquer aux Métis deux décrets aux conséquences graves : le décret du 12 juillet 1890 qui concernait la protection des enfants abandonnés, orphelins, délaissés, trouvés dont la tutelle était déféré à l’Etat et le décret du 4 mars 1892 qui autorisait les associations philanthropiques et religieuses à recueillir, dans les colonies agricoles et professionnelles qu’elles dirigeaient, les enfants indigènes dont la loi avait déféré la tutelle à l’Etat.

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L’application de ces deux décrets légalisa l’acheminement et le confinement des Métis dans des asiles philanthropiques, des orphelinats et autres lieux similaires. Dès leur plus jeune âge, - quatre ans, parfois moins-, les métis furent arrachés à leur mère et à leur village natal par le recours à la force, aux menaces ou à la séduction, sans qu’ils ne répondent aux critères pourtant bien définis d’enfants abandonnés, délaissés, orphelins ou trouvés.

Un véritable rapt fut organisé, couvert par le poids de l’Etat conjugué à la toute-puissance de l’Eglise catholique et des missions protestantes. Les fonctionnaires reçurent des instructions pour exécuter les rapts. Ces rapts poussèrent certaines mères à cacher leurs enfants ou à les enduire de suie pour les garder auprès d’elles. Les institutions étaient parfois situées à plusieurs centaines de kilomètres.

A ce rapt s’ajoutait un autre qui voyait le père ayant reconnu son enfant, le ramener en Belgique sans se soucier de maintenir un contact pourtant possible avec la mère à travers les missions ou l’administration ou (confier)-déposer lui-même son enfant à une institution avant de disparaître.

Pour comprendre cette pratique qui se généralise sur toute l’étendue de la colonie et s’étendra aux territoires sous tutelle du Rwanda et du Burundi, il faut se référer à la doctrine belge sur les Métis et le métissage qui s’élabore très tôt après la reprise du Congo par la Belgique en 1908.

 3° L’ébauche d’une doctrine coloniale belge concernant les Métis et le Métissage

 On doit à Joseph Pholien qui deviendra plus tard premier Ministre, l’ébauche de la ligne de conduite suivie par l’Etat colonial belge. Dès 1913, il invite l’Etat à prendre la question Métis à bras le corps. Son appel est sans équivoque :

« Par la nature même des choses, les métis bénéficient des qualités et subissent les tares des deux races qu’ils représentent. Influencés par l’élément blanc, ils auront pour la race de couleur un réel mépris ; ils auront de la haine pour la race blanche, au sein de laquelle ils ne seront jamais admis sur pied d’égalité. Dès lors, dédaignant leur mère et détestant leur père, ils semblent justifier la boutade : « Dieu a fait l’homme blanc et l’homme noir, le diable a fait le métis ». Sauf exception, les métis sont donc des éléments peu moraux et dès lors, ils sont à craindre. Les métis constituent donc un élément qui peut devenir très vite dangereux et il importe de chercher à en diminuer le nombre

Et il poursuit :

Signalons en passant qu’il conviendrait de persuader les coloniaux, dans la mesure du possible, du respect de la race à laquelle ils appartiennent.

Il faut donc reconnaître qu’aucun remède n’est assez radical pour éviter la création de métis. Les Gouvernements ne peuvent dès lors pas les ignorer et, puisqu’ils représentent des inconvénients et des dangers, il faut chercher à atténuer ceux-ci par des mesures législatives et administratives. Mais quelle doit être la politique à adopter ? Avant tout, s’inspirer, non de principes abstraits, mais d’idées pratiques et réalistes qui soient à la fois en communion avec l’humanité et avec l’intérêt colonial.»

Ces quelques mots résument l’ossature de la ligne suivie par la Belgique et c’est la raison pour laquelle je considère Joseph Pholien comme l’auteur de la doctrine coloniale belge. Les éléments de son étude seront plus ou moins repris par l’administration coloniale et notamment :

-       La crainte des Métis considérés comme des éléments dangereux

-       L’appel aux mesures pour diminuer le nombre des Métis et donc combattre le métissage

-       L’insistance au respect de la race blanche par les Blancs de la colonie

-       L’appel à élaborer des mesures législatives et administratives pour atténuer les conséquences du métissage

-       L’appel à concilier humanité et intérêt colonial

 

4° L’offensive contre le métissage et sa caution

Joseph Pholien est vite relayé par une véritable offensive contre les unions entre Blancs et Noires appréhendées uniquement sous la forme du concubinage et non pas sous la forme d’union consacrée par la coutume du peuple hôte. Le Père Arthur Vermeersch écrit en 1914:

« A prendre une concubine noire, on subit une défaite. Quelques prétextes sont ajoutés pour colorer la capitulation. Pour la colorer, mais de quelles couleurs ! N’est-ce pas une honte d’accepter la prévarication pour des avantages temporels ? On ne transige pas avec le devoir. L’honneur chrétien est un honneur militaire : il nous dit de mourir, plutôt que nous rendre à l’ennemi ».

Ce que le Père Arthur ne dit pas, c’est que l’ennemi, la concubine noire, est une jeune fille à peine âgée de 12 à 13 ans, un âge qui se mesure à la géométrie de la poitrine ou le contour du bassin.

Une caution scientifique belge est aussi requise. Elle sera apportée par Pierre Nolf, professeur d’Université et ministre. Nolf écrit en 1930:

«Un mulâtre est le dépositaire de caractères blancs et de caractères noirs juxtaposés mais entre lesquels aucune fusion ne s’opère. À aucun moment de son existence individuelle, les chromosomes paternels ne contractent avec les maternels d’autres rapports que ceux de voisinage».

« Ma conviction intime, puisée à l’étude des lois de l’hérédité, est qu’il importe de décourager, voire d’empêcher par tous les moyens utilisables, les mariages entre Blancs et Noirs au Congo ou en ce pays. Ces unions ne sont généralement pas heureuses pour ceux qui les contractent ; elles produisent des métis qui, n’étant d’aucune des deux races, forment un élément social instable et mécontent. Elles sont une grave menace pour l’avenir de la race blanche, qui ne restera capable de remplir la mission civilisatrice qu’à la condition de préserver la qualité de son sang».

 Dès 1932 fut créée l’œuvre de Protection des Mulâtres dont le but inavoué était de se protéger de la grave menace pour l’avenir de la race blanche. Cette œuvre organisera un congrès international en marge de l’exposition universelle de Bruxelles de 1935 dont le titre est sans équivoque : « Congrès pour l’étude des problèmes résultant du mélange des races.

Il révélait clairement que l’état colonial belge devait prendre conscience que les métis représentaient un problème et qu’il était impératif d’y apporter des solutions.

En ouverture du Congrès , Paul Crockaert, ancien ministre des colonies et président de l’œuvre de Protection des Mulâtres, reprit les arguments avancés précédemment par les scientifiques, les juristes et les religieux, il rappela d’abord que « sans doute aucune race n’est probablement pure » mais souligna néanmoins que les différences de couleur de la peau, des cheveux s’étendaient « aux aptitudes intellectuelles et aux qualités morales » ; le peuple civilisateur devait être bon et généreux envers le peuple civilisé mais la sagesse et la vertu exigeaient de « se garder du métissage, le décourager, voire l’empêcher par tous les moyens efficaces ». Il poursuit : « La vertu enseigne qu’il y a lieu d’éviter la tentation d’unions mal assorties parce que leurs descendants pâtiront d’une composition indésirable du sang et d’un mélange non moins indésirable des caractères ethniques. L’avenir de la race blanche en Afrique et le respect de la race noire sont à ce prix.

Beaucoup plus radicaux furent les propos tenus, lors de ce même congrès, par le fasciste et antisémite Robert Ketels, fondateur de la maison d’édition « Le racisme paneuropéen » située à Bruxelles.

Selon lui, « Pour le Racisme, le mulâtre est un monstre et tout ce qui contribue à le produire est une monstruosité, non seulement la conjoncture, mais surtout l’idéologie ambiante, complice ou cause directe. Le métissage est pour la race une cause de régression et de désagrégation »

Mais de ce Congrès on retiendra essentiellement les trois propositions avancées et sur lesquelles le gouvernement belge devrait se prononcer : la transplantation des Métis en Europe dans les pays du père, le refoulement en milieu indigène, la formation d’une caste à part au sein des colonies.

 5° Une affaire d’état

Par sa double casquette d’homme d’Etat et de président d’une œuvre de charité dédiée aux métis, l’intervention de Paul Croeckart hissait la problématique des métis au rang d’une affaire d’Etat et comme telle, elle fut tour à tour débattue au sein de la Commission Permanente pour la Protection des Indigènes ou CPPI, du Conseil Colonial, de la Conférence des évêques, des Conseils du Gouvernement Général ou Provincial et plus particulièrement de deux commissions ministérielles créées pour étudier cette épineuse question et proposer des solutions ou des attitudes à adopter.

L’une des résolutions proposées par la commission ministérielle de 1938-1939 considérait que « le Gouvernement ne devait favoriser d’aucune manière l’envoi des mulâtres en Belgique », c’est-à-dire le pays du père ; d’autre part « il fallait faire prévaloir l’intérêt des mulâtres sur les droits de la mère de telle sorte que la seule mauvaise volonté de celle-ci ne puisse mettre obstacle aux mesures que l’intérêt de l’enfant commande ».

 6° Quelques conséquences :

 Parmi les conséquences d’une offensive contre le métissage et les métis, il faut souligner :

-       Les enlèvements forcés et le transfert vers la Belgique
-      
L’indifférence et impasse juridique
-      
La ségrégation scolaire
-       Le déni des droits des femmes noires unies aux hommes blancs.

Enlèvements forcés et le transfert vers la Belgique

 L’application des deux décrets que j’ai cité plus haut (1890 et 1892) ont légalisé l’acheminement et le confinement des Métis dans des asiles philanthropiques, des orphelinats et autres lieux similaires. Dès leur plus jeune âge, - quatre ans, parfois moins-, les métis furent arrachés à leur mère et à leur village natal par le recours à la force, aux menaces ou à la séduction, sans qu’ils ne répondent aux critères pourtant bien définis d’enfants abandonnés, délaissés, orphelins ou trouvés.

Un véritable rapt fut organisé, couvert par le poids de l’Etat conjugué à la toute-puissance de l’Eglise catholique et des missions protestantes. Les fonctionnaires reçurent des instructions (extrait RUFAST 1930) pour exécuter les rapts :

 « . Quelque regret que l’on doive éprouver, il nous faut constater qu’il existe dans les villages indigènes des enfants nés de relations entre des Européens et des femmes noires, enfants dont le père a oublié ses devoirs d’entretien et d’éducation. Il est rare que ces enfants reçoivent dans les milieux indigènes les mêmes soins et les mêmes témoignages d’affection que les petits noirs de race pure.

L’autorité territorial les recherchera et suivra en ce qui les concerne, les instructions ci-après : Elle veillera à l’application de l’ordonnance du 15 juillet 1915 qui prévoit l’immatriculation d’office aux registres de la population indigène civilisée, des enfants mulâtres naturels qui n’auront pas encore fait l’objet d’un acte de l’état-civil ( acte de naissance, acte de reconnaissance, acte d’adoption)

Un exemple concret de la connivence entre l’Etat et les Missions catholiques est donné dans cette lettre adressé en 1924 à

"12 december 1922

Très révérende mère,

Conformément aux instructions de monsieur le résident du Ruanda, j’ai l’honneur de vous envoyer la femme indigène XXX, accompagnée de son enfant mulâtre XXXX. Monsieur le résident me prie de vous informer, très révérende mère, que c’est à sa demande et suivant un accord intervenu entre monseigneur le vicaire apostolique du Kivu et monsieur le commissaire royal que cet enfant est confie à vos bons soins.

 Pour monsieur le resident du Ruanda,

Issacker"

 Ces rapts poussèrent certaines mères à cacher leurs enfants ou à les enduire de suie pour les garder auprès d’elles. Les institutions étaient parfois situées à plusieurs centaines de kilomètres.

Toutes les institutions sont unanimes pour décréter que l’intérêt de l’enfant prime sur les droits de la mère mais que par contre, l’intérêt de l’Etat prime sur celui de l’un et de l’autre au motif que : « 

« l’incapacité, pour celui qui l’élève, de fournir à une enfant ayant une parcelle d’ascendance européenne, une éducation en rapport avec sa situation sociale, le rend indigne d’exercer sur l’enfant l’autorité paternelle et justifie l’ouverture de la tutelle judiciaire.

Des fois , les mères sont déclarées mortes alors qu’elles sont toujours en vie.

A ce rapt s’ajoutait un autre qui voyait le père ayant reconnu son enfant, le ramener en Belgique sans se soucier de maintenir un contact pourtant possible avec la mère à travers les missions ou l’administration ou (confier)-déposer lui-même son enfant à une institution avant de disparaître.

Malgré le refus catégorique par le Gouvernement pour favoriser l’envoi des métis en Belgique même ceux reconnus par leurs géniteurs blancs, le transfert vers la Belgique des Métis confinés à Savé au Rwanda, s’est opéré entre 1959 et 1961. Il constitue une illustration des limites d’une politique qui a conduit à des impasses et d’un Etat qui s’est trompé d’ennemi.

Il aura fallu l’empathie, le dynamisme, la détermination, le pragmatisme d’une religieuse (Sœur Lutgardis -- Marie Irma Derycke) pour qu’en l’espace de quelques mois plusieurs centaines de Métis soient transférés en Belgique, pour y être, accueillis ou adoptés (on dirait aujourd’hui en toute illégalité). Au passage, on aura disloqué des fratries, menti sur les origines, nié l’existence d’une mère africaine, falsifier les noms, les dates et lieux de naissance. Les difficultés d’insertion ont pesé sur le devenir des jeunes Métis ; certains ont forgé leur avenir par résilience ou avec le soutien de leurs familles d’accueils. Tous n’y sont pas parvenus. Plusieurs se battent aujourd’hui pour que la page d’histoire coloniale soit connue et reconnue et même enseignée.

 L’indifférence et impasse juridique

 Les revendications des Métis concernant l’accès aux archives, les questions de nationalité , les questions sur les actes de naissance ou autres actes de l’Etat-Civil, la légalisation des mariages coutumiers contactés par leurs parents,  se comprennent mieux lorsqu’on réalise le vide , l’indifférence juridique et les impasses qui en ont découlées.

 

 

Considérés comme une menace au prestige racial et un danger pour la pérennité des intérêts coloniaux et dans l’impossibilité d’éradiquer les Métis, la question du statut juridique des métis a eu des conséquences dramatiques. Il importe de souligner que certains juristes exprimèrent leur stupéfaction devant le fait que « Les lois de la colonie du Congo belge » étaient « muettes sur le statut des mulâtres ».

C’est ce que constate Paul Salkin en 1920 qui préconise qu’en raison de la « dignité de la race blanche » on leur octroie un statut qui les distingue des indigènes», qu’on les regroupe dans les agglomérations qui leur sont réservées et qu’on favorise entre eux des inter-mariages.

Près de 40 ans plus tard, les choses n’ont pas avancé d’un pouce comme le constatait en 1959, un autre juriste Jean-Paul Paulus qui écrivait que « le statut des mulâtres [était] très difficile à déterminer juridiquement parce que la loi n'en parle pas ».

Et de recommander pour sa part qu’on fasse « entrer le mulâtre dans une des trois catégories fondamentales : belges, congolais, étrangers ».

Mais comment légiférer sur un phénomène que n’avait pas prévu le droit colonial et plus précisément l’auteur de la charte coloniale du 18 octobre 1908 qui avait voulu, dit-on, « maintenir les privilèges de naissance et de race en vue d'assurer la suprématie des Blancs sur les Noirs et les rendre ainsi à même d'exercer le rôle civilisateur qui leur était assigné. »

Et pourtant dès le 19 mai 1937, le Ministre des Colonies (Edmond Rubbens) fut interpellé devant le Parlement par Monsieur Raymond Leyniers sur le statut et l’éducation des Métis. Il avait relevé les aberrations contenues dans les documents officiels et qui faisaient des Métis des « sans patrie » (Heimatlos).

En 1940, en réponse au vœux concernant émis en 1938 par le CPPI sur la vraisemblance de paternité et l’action alimentaire le Gouverneur Pierre Ryckmans s’opposa avec véhémence à ce vœux en ces termes :

« Cette législation ne résout rien en faveur des enfants mulâtres, qu’ils soient reconnus ou non, dont le père ne subvient pas à l’entretien et à l’éducation. En revanche cette législation, qui admet la preuve testimoniale pour établir le fait matériel des relations avec la mère, ouvre la voie au chantage, aux procès scandaleux et aux erreurs de la part des juges »

On note cependant au début des années cinquante, des actions en recherche de paternité et en actions alimentaires entreprises  pour responsabiliser les Blancs, les effrayer , les décourager à s’inscrire dans les unions mixtes ou pour pousser ceux-ci à assumer les frais d’entretien que l’Etat couvrait  partiellement pour les Métis dans les internats des institutions agrées.

Lors du transfert des Métis de Savé vers la Belgique entre 1959 et 1961, des actes de notoriété et de possession d’état furent établis à la hâte devant des témoins ,des clercs noirs ou agents subalternes qui témoignent connaitre l’enfant qu’ils n’avaient jamais vu auparavant.

Ces actes furent du reste source de vexations et de tracas pour les Métis transférés en Belgique lorsqu’ils voulaient se marier. L’obligation de produire un acte de naissance a souvent retardé la date du mariage et entrainé des frais alors qu’un décret du 15 juillet 1915 imposait l’immatriculation d’office aux registres de la population indigène civilisée, les enfants « mulâtres » qui n’auront pas encore fait l’objet d’un acte de l’Etat-Civil. Une application de ce décret aurait évité  aux Métis de bénéficier d’un meilleur statut et à tout le moins d’éviter des tracas administratifs parfois insurmontables

Le 6 octobre 1960, le Ministre de la Justice belge publiait au Moniteur Belge , une instruction datée du 24 septembre destinée aux Bourgmestres concernant les Congolais résidents en Belgique et dans laquelle on lit au sujet des Métis:

 « La question peut se poser en ce qui concerne les enfants nés au Congo de mère indigène, de savoir s’ils possèdent la nationalité belge ou la nationalité congolaise.

Il convient en principe de ne pas attribuer la nationalité belge à de tels enfants si la preuve de la possession de la qualité de belge n’est pas rapportée.

Si suivant les déclarations qui sont faites aux administrations communales l’enfant en cause est fils légitime ou légitimé par un Belge ou a été reconnu par un Belge, il y a lieu de demander confirmation de ces renseignements au Ministère des Affaires Africaines qui possède une copie des actes de l’Etat-Civil des Belges au Congo.

Par contre si cet enfant n’a pas été reconnu ou si la preuve de filiation vis-à-vis d’un Belge n’est pas rapportée , il y a lieu de le considérer jusqu’à preuve du contraire comme Congolais ».

La ségrégation scolaire

Bien qu’aucune loi de ségrégation raciale n’ait été promulguée par l’Etat belge, les métis n’étaient pas admis dans les écoles des enfants blancs.

La plupart des enfants métis furent donc instruits dans les établissements pour indigènes gérés par les divers ordres religieux.

Mais devant leur nombre croissant, on décida dès 1911 qu’il fallait construire des établissements scolaires réservés aux Métis mais ce n’est qu’en 1944 que virent le jour les établissements de Lusambo pour les filles et de Kabinda pour les garçons reconnus et élevés à l’européenne.

Il faudra attendre 1948, non sans une farouche opposition des parents blancs et même de la très respectable « Ligue des Familles » pour que les Métis reconnus soient admis dans les établissements pour enfants blancs, après avoir passé un examen médical et avoir prouvé qu’ils avaient reçu une éducation à l’européenne.

Les Métis non reconnus y furent admis en 1952 (en réalité à partir de 1954) en même temps que les enfants noirs dont les parents étaient porteurs de la carte de mérite civique et ce après une sélection très sévères et des mises en garde.

 

Le déni  des droits de femmes noires unies aux Blancs

 

Ici j’ai sélectionné quelques moments du débat sur la question Métis pour illustrer le déni systématique du droit des mères et même l’exclusion de celle-ci. Elle fut tour à tour considérée comme une conquête, un cadeau encombrant,  une ennemie, une femme objet et non épouse, une mère indigne ou celle par qui vient le scandale, une femme aimée mais jamais pleinement assumée.

Femme, conquête et cadeau encombrant

La jeune fille future mère d’un enfant métis, n’a pas droit au chapitre. La rencontre avec le futur père ne s’opère pas toujours dans une relation amoureuse réciproque. La fille est donnée, réquisitionnée, consentie, proposée au Blanc à travers un proche, un parent, sa famille, un chef ou un simple agent quand un homme blanc a jeté son dévolu sur elle. Elle est souvent très jeune à peine pubère. Elle subit même si, dans un second temps, elle peut se sentir valorisée par la relation avec un Blanc. La différence d’âge et de statut ne laisse que très peu de marge à la femme.

Femme, jamais épouse

En 1923, le Dr Dryiepondt représente la Belgique à la session du Congrès Colonial International qui débat de la question des Métis aux Colonies. En ce qui concerne le Congo belge il reconnaît que l’opinion publique dans les colonies est moins disposée à admettre les mariages entre blancs et indigènes que l’union libre en raison de la difficulté d’admettre « l’élévation de la femme de couleur au même rang que la femme blanche »

Dans la même lignée, l’administration bloque longtemps toute possibilité de mariage légal entre un Blanc et une Noire par le truchement de l’obligation de publier les bans dans le village natal du Blanc ou du fait que les futurs époux relèvent de droits civils ou juridictions différentes. Le régime de concubinage restait le seul possible quelque fois entériné par un mariage coutumier sans valeurs légales aux yeux du droit belge s’il n’ a pas été inscrit aux registres de l’Etat-Civil.

Dans la foulée des hommes blancs qui veulent s’engager résolument dans une union durable avec leurs femmes noires subissent diverses pressions et menaces: déplacements fréquents, limitation de l’avancement (promotions), interruption du contrat pour certains, moralisation accrue, accusation de transgression et même de trahison, marginalisation.

 

Femme spoliée

 

Lorsqu’à la veille de l’indépendance le transfert vers la Belgique des Métis internés ou ayant séjournés à l’orphelinat de Savé est amorcé , on assiste à une mascarade de légalité par laquelle les mères sont spoliés de leurs droits par un pouvoir blanc et mâle à la fois, avec l’aide de femmes banches religieuses ou non.

 

Au moment du transfert en Belgique, malgré l’apparence de la recherche de l’accord maternelle, on remarque que les mères sont contraintes d’apposer leur empreintes sur des documents écrits en français par lesquelles elles autorisent leurs enfants à partir en Europe et à y être placés ou adoptés. Des promesses faites aux mères pour les informer de l’évolution de leur enfant ne sont pas respectées et rendent plus tard les recherches impossibles difficiles pour la mère et pour l’enfant. Des mères sont mortes de chagrin d’autres survivent avec espoir.

Le formulaire de jugement confiant la tutelle d’un enfant à l’institution de Save avant le transfert est déjà prêt et très explicite. Les attendus sont déjà préparés et il reste à le compléter par les noms. Toute résistance ou toute contestation possible est déjà balayée. La mère et son clan sont déjà disqualifiés. Alors que la tutelle des enfants métis dits abandonnés, regroupés dans les institutions agréées, revenait à l’Etat qui devait constituer une commission de tutelle, rien de tel ne fut fait et c’est dans la précipitation que furent établis des documents en vue de faciliter le plan d’adoption en cours. Il s’agissait d’un montage revêtu d’une légalité à la limite d’un rapt couvert par l’administration dont quelques fonctionnaires ou leurs proches avaient eu des enfants métis.

Des mères qui refusent sont menacées de se voir réclamer le remboursement des frais d’entretien de leurs enfants depuis son admission en orphelinat alors que ses frais étaient assumés par l’Etat ( ç-à-d aussi par la collectivité) qui avait ordonné l’envoi de ses enfants dans les institutions.

8° Conclusion

Selon les penseurs de la colonisation, le métissage n’était ni une opportunité ni un atout, peut-être le résultat d’un accident de parcours commun à tout être humain, mais c’était surtout une menace à la pérennité de l’entreprise coloniale, au profit , à l’honneur et à la domination de la race blanche.

La prise de conscience que le métissage existait et qu’il était impossible de l’éradiquer ont conduit le colonisateur belge à élaborer une ligne de conduite traduite sous forme d’instructions, de circulaires, de recommandations ou de simples mises en garde.

La question « Métis » était devenue une préoccupation permanente et même une véritable affaire d’Etat qui a mobilisé plusieurs instances étatiques au Congo belge, au Ruanda-Urundi et en Belgique, sans discontinuer  et ce, jusqu’à la veille des indépendances.

Pendant la période coloniale, les Métis ont été considérés et identifiés comme un danger potentiel, un ennemi de l’intérieur. Il fallait à tout prix s’en méfier, les contrôler, les soumettre, les rendre redevables pour qu’ils ne deviennent pas un jour l’élément subversif capable de conduire la révolte des colonisés. Il fallait tout mettre en œuvre pour réduire les naissances de Métis et limiter une quelconque influence qu’ils pourraient exercer sur les Noirs. Bien qu’une telle attitude se soit souvent heurtée à un élan d’humanisme, les considérations d’ordre politique ont toujours pris le dessus.

Ils ont été l’objet d’une ségrégation aux conséquences encore perceptibles aujourd’hui.

La reconnaissance de la ségrégation ciblée à l’égard des métis et des souffrances infligées à leurs mères est inscrite aujourd’hui dans les démarches auxquels j’apporte mon appui pour la reconnaissance par les pouvoirs publics d’une page méconnue de l’histoire coloniale belge et même européenne. Démarche déjà accomplie auprès du Parlement Francophone Bruxellois, du Parlement de la Fédération Wallonie Bruxelles, du Sénat et aujourd’hui  auprès de la Commission des Relations Extérieures de la Chambre des Représentants qui nous l’espérons adressera au Gouvernement les recommandations pour un engagement mémoriel et solennel en vue de réparer, d’une part, les injustices passées faites aux mères africaines auxquelles les enfants ont été enlevés et, d’autre part, les préjudices occasionnés aux métis issus de la colonisation belge.

Je terminerai en évoquant une parole très forte que j’ai entendue au Sénat de la part du Commissaire Européen  Louis Michel :

« Le gouvernement belge de l’époque s’est trompé d’ennemi. Il a cru qu’en éloignant les enfants métis de leurs foyers, il pourrait étouffer cette réalité. Les autorités belges et institutionnelles de l’époque ont ainsi rendu difficile l’ouverture, l’échange, le partage car elles ont privé les Métis de l’assurance de leur identité, de la reconnaissance de leurs valeurs.

 Cette part de l’héritage, nous devons l’affronter dans le respect des mémoires de chacun, dans le respect des mémoires blessées de beaucoup d’entre nous.

 Le passé ne s’efface pas: les enfants arrachés à leur mère, à leur famille, coupés de leurs racines, de leur histoire, de leur liberté, de leur personnalité, de leur culture. Ce crime ne s’efface pas. C’est un crime contre l’homme et, au-delà, contre l’humanité toute entière.

 Les droits fondamentaux ne peuvent pas être traités comme des sujets distincts et contournables. Assumer nos responsabilités, notre histoire commune, assumer notre devoir de mémoire permettra à la Belgique de se grandir. »

La question métisse dans le contexte colonial belge: Une affaire d'Etat

Assumani Budagwa

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Mardi 25 avril 2017
Hémicycle du Sénat

auteur du livre « Noirs-Blancs, Métis : la Belgique et la ségrégation des
Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi 1908-1960 »


Introduction


C’est en tant qu’auteur du livre intitulé « Noirs-Blancs, Métis : la Belgique et la ségrégation des Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi 1908-1960 » que j’ai été invité à donner quelques éléments sur la « Question métisse dans le contexte colonial belge ».
Je vous remercie pour cette invitation.

À la lumière de documents d’archives disponibles et de témoignages, mon livre retrace le contexte de l’émergence de la question « Métis », des discours sociaux qu’elle a suscités, des débats institutionnels qu’elle a alimentés, des politiques et des pratiques philanthropiques qu’elle a produites ainsi que de leurs résultats. Ce livre a comme but d’apporter un éclairage sur un aspect méconnu de la colonisation belge qui, pour certains Métis, a produit des drames humains aux conséquences encore insoupçonnées.

Dès 1986, j’ai cherché à comprendre ce que fut le sort des Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi après que ma cousine Madeleine Apendeki Lusakulira, et d’autres mères de métis, m’ont demandé de rechercher les enfants que, selon leurs dires, les « Blancs » leur avaient arrachés, voire volés. C’est cette urgence de rechercher des enfants métis « supposés abandonnés », acheminés dans des « orphelinats » et, pour certains, précipitamment emmenés en Belgique au début des années soixante du siècle passé qui m’a conduit à m’intéresser au sort des Métis dans le territoires sous domination belge.

D’après mes recherches, il apparaît que la ségrégation des Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi n’a été déterminée ni par le caractère supposé illégitime des unions qui leur ont donné naissance ni par une quelconque notion de bâtardise mais par une « barrière de couleur », une  « color bar » niée mais réelle, qui a caractérisé la politique coloniale belge dans son ensemble.
Elle résulte également de la façon de percevoir les Métis comme un potentiel danger pour les intérêts de la Belgique. La Belgique n’a pas pris le temps de définir une politique cohérente concernant les Métis ni même des mesures d’urgence pour les protéger, comme fit la France en leur octroyant quasi automatiquement la nationalité française par possession d’Etat. comme l’octroi de la nationalité sur le métissage et les Métis. Mue la plupart du temps par la défense de l’honorabilité des pères, elle a pris certaines initiatives concernant les Métis sans se soucier des dégâts éventuels.

Une ségrégation spécifique


La question métisse ou plus précisément la ségrégation ciblée dont les Métis nés sous la domination belge en Afrique (Congo, Rwanda et Burundi) ont fait l’objet, n’est pas un simple épisode de l’histoire coloniale belge et européenne; ce n’est pas non plus un sous-chapitre de la ségrégation dont ont profondément souffert les Noirs. La ségrégation ciblée des Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi est une question centrale de cette colonisation, un enjeu de pouvoir et, de ce fait, elle fut une préoccupation permanente du colonisateur belge. Elle est une composante de la politique coloniale et relève de la responsabilité de l’Etat belge qui a mis en place et entretenu cette ségrégation. Elle a mobilisé des généticiens, des anthropologues, des
juristes, des religieux, des hommes politiques qui ont apporté leur caution à cette discrimination. Elle fut débattue au sein de la Commission Permanente pour la protection des Indigènes, du Conseil Colonial, du Parlement et du Sénat. Elle a forcé l’Etat à mettre sur pied, contre son gré, deux commissions ministérielles sur une question devenue vitale, incontournable.

La ségrégation ciblée des Métis nés sous la domination belge en Afrique est donc spécifique. C’est cette spécificité qui m’a conduit à la qualifier de véritable affaire d’Etat.
La spécificité tient notamment au fait que la Belgique n’avait qu’une seule colonie et en plus peuplée exclusivement de Noirs. Elle repose sur la conviction largement partagée, que j’ai évoqué, selon laquelle le métissage et surtout le Métis constituent une menace au prestige de la race blanche, et un danger potentiel pour la pérennité du système colonial belge.
Comprendre et admettre cette spécificité permet d’apprécier à sa juste valeur la démarche que mènent aujourd’hui les Métis regroupés au sein de diverses associations: Association Métis de Belgique, Association des Métis du Congo, Association des Enfants laissés par les Belges au Congo, Association des Mulâtres du Burundi, terme péjoratif utilisé pendant la colonisation.
Comprendre et admettre cette spécificité permet d’entendre avec courage et humilité les principales revendications avancées par des Métis. Ces revendications ne relèvent pas de caprices d’enfants gâtées, de Métis qui auraient été privilégiés par rapport aux Noirs, privilégiés par rapport aux Blancs qui ont précipitamment quitté le Congo en 1960, comme l’avait fait trente ans avant eux le reporter Tintin sous la charge d’un peuple de buffles fatigués d’être nargués par un jeune homme arrogant et son petit chiot tout aussi arrogant.

La ségrégation des Métis du Congo belge et du Ruanda Urundi a connu des moments forts dont je vais résumer quelques épisodes.

La prise de conscience du métissage et les premières initiatives

Bien que tardivement entrée dans le concert des nations colonisatrices, la Belgique a très rapidement pris conscience de l’existence d’une nouvelle catégorie de population dont elle n’avait pas prévu de place ni même de statut ; la Belgique s’est également rendu compte que loin d’être marginales ou accidentelles, les unions entre Blancs et Noires se multipliaient et que l’arrivée des femmes blanches aux colonies n’en réduisait ni l’ampleur ni même l’attractivité.
Il faut souligner que pendant la période de l’Etat Indépendant du Congo, les unions entre hommes blancs et femmes noires était acceptées, tolérées et même encouragées.
Cependant, la présence d’enfants Métis nés de ces unions, et souvent abandonnés par les géniteurs blancs, constituait déjà une infraction à la moralité et au sens des responsabilités des Blancs et portait un coup au prestige moral du civilisateur.
C’est à partir du Congrès des Races, qui s’est tenu à l’Université de Londres en 1911, que les puissances colonisatrices s’interrogent et se soucient du contact des races et décident d’inscrire la question du métissage dans les échanges au sein des congrès de l’Institut Colonial International et sollicitent les sociétés d’anthropologie pour l’éclaire la nature biologique, génétique, sanitaire, morale, intellectuelle et psychologique du Métis.

Dès 1911, à la demande du Comité Permanent pour la Protection des Indigènes, l’Etat colonial belge est invité à appliquer aux Métis deux décrets aux conséquences graves : le décret du 12 juillet 1890 qui concernait la protection des enfants abandonnés, orphelins, délaissés, trouvés dont la tutelle était déféré à l’Etat et le décret du 4 mars 1892 qui autorisait les associations philanthropiques et religieuses à recueillir, dans les colonies agricoles et professionnelles qu’elles dirigeaient, les enfants indigènes dont la loi avait déféré la tutelle à l’Etat.
L’application de ces deux décrets légalisa l’acheminement et le confinement des Métis dans des asiles philanthropiques, des orphelinats et autres lieux similaires. Dès leur plus jeune âge, -quatre ans, parfois moins-, les métis furent arrachés à leur mère et à leur village natal par le recours à la force, aux menaces ou à la persuasion, sans qu’ils ne répondent aux critères pourtant bien définis d’enfants abandonnés, délaissés, orphelins ou trouvés. Un véritable rapt fut organisé, couvert par le poids de l’Etat conjugué à la toute-puissance de l’Eglise catholique et des missions protestantes ; cette menace poussa parfois certaines mères à cacher leurs enfants, notamment en les enduisant de suie pour les garder près d’elles.

L’ébauche d’une doctrine coloniale belge concernant les Métis

Parallèlement à sa participation aux sessions de l’Institut Colonial International, la Belgique élabore sa ligne de conduite à travers des publications de personnalités influentes ; la ligne de conduite que suivra la Belgique est énoncée par Joseph Pholien futur premier Ministre. Dès
1913, il écrit :
«Les pouvoirs compétents paraissent plutôt avoir obéi pendant longtemps à ce sentiment qui fait considérer comme secondaire un mal que l’on veut ignorer. Mais la question des métis a cependant fini par s’imposer dans les possessions de toutes les grandes nations et nous verrons qu’elle pourrait mettre parfois en péril l’avenir même des entreprises coloniales ».

« Par la nature même des choses, les métis bénéficient des qualités et subissent les tares des deux races qu’ils représentent. Influencés par l’élément blanc, ils auront pour la race de couleur un réel mépris ; ils auront de la haine pour la race blanche, au sein de laquelle ils ne seront jamais admis sur pied d’égalité. Dès lors, dédaignant leur mère et détestant leur père, ils semblent justifier la boutade : « Dieu a fait l’homme blanc et l’homme noir, le diable a fait le métis » ». Sauf exception, les métis sont donc des éléments peu moraux et dès lors, ils sont à craindre. Les métis constituent donc un élément qui peut devenir très vite dangereux et il importe de chercher à en diminuer le nombre. Signalons en passant qu’il conviendrait de persuader les coloniaux, dans la mesure du possible, du respect de la race à laquelle ils appartiennent.

Il faut donc reconnaître qu’aucun remède n’est assez radical pour éviter la création de métis. Les Gouvernements ne peuvent dès lors pas les ignorer et, puisqu’ils représentent des inconvénients et des dangers, il faut chercher à atténuer ceux-ci par des mesures législatives et administratives. Mais quelle doit être la politique à adopter ? Avant tout, s’inspirer, non de principes abstraits, mais d’idées pratiques et
réalistes qui soient à la fois en communion avec l’humanité et avec l’intérêt colonial».

L’offensive contre le métissage et sa caution


La position de Joseph Pholien fut vite relayé par une véritable offensive contre les unions entre Blancs et Noires appréhendées uniquement sous la forme du concubinage et non pas sous la forme d’union consacrée par la coutume du peuple hôte. Le Père Arthur Vermeersch écrit en 1914:

« À prendre une concubine noire, on subit une défaite. Quelques prétextes sont ajoutés pour colorer la capitulation. Pour la colorer, mais de quelles couleurs ! N’est-ce pas une honte d’accepter la prévarication pour des avantages temporels ? On ne transige pas avec le devoir. L’honneur chrétien est un honneur militaire : il nous dit de mourir, plutôt que nous rendre à l’ennemi ».
 
Ce que le Père Arthur ne dit pas, c’est que l’ennemi, la concubine noire, est le plus souvent une jeune fille pubère, à peine âgée de 12 à 13 ans. Une caution scientifique belge est aussi requise. Elle sera apportée par Pierre Nolf, professeur d’Université et ministre. Nolf écrit en 1930:
«Un mulâtre est le dépositaire de caractères blancs et de caractères noirs juxtaposés mais entre lesquels aucune fusion ne s’opère. À aucun moment de son existence individuelle, les chromosomes paternels ne contractent avec les maternels d’autres rapports que ceux de voisinage ».
« Ma conviction intime, puisée à l’étude des lois de l’hérédité, est qu’il importe de décourager, voire d’empêcher par tous les moyens utilisables, les mariages entre Blancs et Noirs au Congo ou en ce pays. Ces unions ne sont généralement pas heureuses pour ceux qui les contractent ; elles produisent des métis qui, n’étant d’aucune des deux races, forment un élément social instable et mécontent. Elles sont une grave menace pour l’avenir de la race blanche, qui ne restera capable de remplir la mission civilisatrice qu’à la condition de préserver la qualité de son sang».

Dès 1932 fut créée l’oeuvre de Protection des Mulâtres dont le but inavoué était de se protéger de la grave menace pour l’avenir de la race blanche. Cette oeuvre organisera un congrès international en marge de l’exposition universelle de Bruxelles de 1935 dont le titre est sans équivoque : « Congrès pour l’étude des problèmes résultant du mélange des races.
En ouverture du Congrès , Paul Crockaert, ancien ministre des colonies et président de l’oeuvre de Protection des Mulâtres, reprit les arguments avancés précédemment par les scientifiques, les juristes et les religieux, il rappela d’abord que « sans doute aucune race n’est probablement pure » mais souligna néanmoins que les différences de couleur de la peau, des cheveux s’étendaient « aux aptitudes intellectuelles et aux qualités morales » ; le peuple civilisateur devait être bon et généreux envers le peuple civilisé mais la sagesse et la vertu exigeaient de « se garder du métissage, le décourager, voire l’empêcher par tous les moyens efficaces ».

On atteindrait ainsi trois objectifs hautement désirables: éviter aux « métis de pâtir d’une composition indésirable du sang, garantir l’avenir de la race blanche en Afrique et le respect de la race noire ».
Mais de ce Congrès on retiendra essentiellement les trois propositions avancées et sur lesquelles le gouvernement belge devrait se prononcer : la transplantation des Métis en Europe dans les pays du père, le refoulement en milieu indigène, la formation d’une caste à part au sein des colonies.

En réponse à ce problème, et pour éviter tout débordement, l’Etat Colonial belge décida de prendre les choses en main et de soustraire le débat du domaine public. Les services du Ministère des Colonies rejetèrent les trois propositions et élaborèrent une ligne politique en neuf points sur la question des Métis. Ces neufs points furent remis à la commission ministérielle pour l’étude du problème des mulâtre qui se réunit de 1938 à 1939 sans aboutir à une solution satisfaisante pour l’Etat ni pour les Métis. Il s’agit des points suivants :

  1.  que le Gouvernement ne favorise d’aucune manière l’envoi des mulâtres en Belgique, ce qui implique un avis défavorable à l’octroi de l’indemnité familiale ;
  2. qu’il s’intéresse aux mulâtres abandonnés en Belgique soit en soutenant l’oeuvre qui s’occupe d’eux, soit de toute autre manière ;
  3. que, par ses divers services d’Afrique ou certaines oeuvres qui s’y sont créées, service médical, assistance médicale, consultations de nourrissons, goutte de lait, etc., il assure aux enfants mulâtres tous les soins qu’ils réclament dans les mêmes conditions et sur le même pied que les Noirs, mais avec une sollicitude plus vigilante et plus étendue ;
  4. qu’une existence matérielle décente soit assurée aux jeunes mulâtres : alimentation, vêtements, etc. ce qui peut se réaliser par le placement dans des établissements d’instruction ;
  5. que l’on fasse prévaloir l’intérêt des mulâtres sur les droits de la mère de telle sorte que la seule mauvaise volonté de celle-ci ne puisse mettre obstacle aux mesures que l’intérêt de l’enfant commande ;
  6. que l’on recherche le moyen de faire participer le plus possible le père d’un mulâtre à ces diverses mesures par le versement d’une pension alimentaire ; (cf. Art. 340 Code Civil Belge)
  7. que le Gouvernement s’efforce de procurer une situation aux mulâtres adultes ;
  8. qu’il s’intéresse aux oeuvres qu’ils fondent dans la Colonie : mutualités, cercles, etc.… pour en garder le contrôle et la surveillance ;
  9. qu’il s’intéresse aux oeuvres qui, au Congo, s’occupent du problème des mulâtres et veille que l’action de ces organismes s’exerce dans le sens du programme qu’il auraadopté. Le problème ne revêtant pas seulement un aspect de bienfaisance mais un aspect social et politique, le Gouvernement, dont le concours est d’ailleurs constamment sollicité, a non seulement le droit mais le devoir d’orienter l’activité de ces organismes dans le sens indiqué ».

En août 1945, un nouveau ministre des colonies entra en fonction. Issu du Parti Libéral, Robert Godding fut saisi par l’importance de la question des Métis et décida de réunir une nouvelle commission chargée d’étudier le problème « sous tous ses aspects », afin d’aboutir à des solutions concrètes, notamment sur trois points : le statut, l’éducation et les carrières des métis.
L’allocution d’ouverture des travaux de la commission fut remarquable à plusieurs égards :
pour la première fois, un ministre prenait en considération une lettre qu’un métis lui avait adressée pour lui demander de s’inspirer de la France qui, dès 1936, avait accordé aux métis des colonies d’Afrique noire la nationalité française indépendamment de leur reconnaissance ou non par leurs pères. Le ministre n’a pas caché son inquiétude sur le renforcement des préjugés raciaux au Congo. De manière très précise, il attend que la Commission examine des questions comme celle du statut et même, de la nationalité. C’est sans détour aussi qu’il invite à examiner la possibilité d’application de la loi sur la reconnaissance de paternité et l’action alimentaire.

Conscient que le nombre de métis reconnus est minime par rapport à celui des non-reconnus, il ne fait pas d’emblée la distinction entre ces deux catégories. Au niveau de l’éducation, il indique déjà qu’il faudra songer à admettre les métis dans les athénées récemment créés au Congo (à son initiative) pour les enfants européens blancs. Il soulève aussi les questions des carrières, autant de problèmes que les métis espéraient voir pris en compte.
La phrase clé est celle du ministre demandant de tenir réellement compte de l’intérêt des métis. C’est un total revirement par rapport à tous ses prédécesseurs qui accordaient la priorité à l’intérêt de la colonie et au maintien de la suprématie de la race blanche. Néanmoins, l’analyse su ministre n’était sans doute pas exempte d’arrière- pensées, à savoir le risque que les métis aigris et même subversifs, et qu’il était donc nécessaire de s’assurer leur attachement sincère en vue de collaborer à l’oeuvre coloniale.

La Commission travailla de 1947 à 1952 sous la direction d’Antoine Sohier mais le remplacement du ministre par le catholique Pierre Wigny, peu après la mise en place de la Commission, réorienta complètement les travaux.
Sous prétexte d’éviter toute discrimination, le président de la commission conduisit la question métisse dans une impasse, à la grande déception de l’Association des Métis de Léopoldville dont toutes les revendications, soumises à la commission, furent rejetées par le ministre des colonies. La commission fusionna avec une autre, présidée par le même Antoine Sohier, et fut chargée de la carte de mérite civique où les critères de civilisation allaient déterminer le statut des individus.

L’admission des métis reconnus et éduqués à l’européenne dans les établissements jusque là réservés aux enfants blancs sera accordée en 1948. Elle sera étendue en 1952, aux métis non reconnus et aux enfants des Noirs porteurs de la carte de mérite civique.
La question métisse fut mise au placard et cessa d’être une préoccupation pour l’Etat belge qui ne réalisa même que les Métis étaient en fait des êtres vulnérables et ne constituaient ni un danger pour la pérennité du système colonial, ni une menace au prestige de sa race.

Conclusion

En guise de conclusion, j’aimerais insister sur le caractère spécifique de la ségrégation dont les Métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi ont été l’objet, un fait irréfutable aux conséquences parfois dramatiques, un fait qui n’occulte pas la ségrégation dont les Noirs ont soufferts et qui ne masque pas la souffrance des mères africaines.
Comprendre et admettre cette spécificité permet de prendre en considération la résilience, les cris de révoltes, les chagrins, les besoins d’aide pour se reconstruire, les recherches tenaces du géniteur blanc, l’obstination à retrouver son identité véritable, le souhait et le droit à la réparation sous diverses formes, l’espoir des mères encore en vie, la recherche du frère ou de la soeur dont on a été brutalement séparés, le désir de récupérer la nationalité du père ou de la mère, d’être reconnu dans son identité ou ses identités, la souffrance, les traumatismes transgénérationnelles, la dignité et les droits des Métis nés pendant le régime colonial belge.
Et si vous le permettez, j’aimerais rendre hommage aux hommes Européens dont on parle peu et qui, faisant fi de la morale coloniale ont vécu en couple avec leur femmes africaines qu’ils aimaient et ont assumé leur paternité dans un univers juridique confus et en courant le risque d’être exclus des emplois, des promotions ou simplement de la communauté blanche.
Comme le député bruxellois Serge de Patoul j’aimerais également en ce lieu, rendre hommage aux héros invisibles de cette page de notre histoire, qu'on ne connaît pas, mais qui ont agi pour réduire la conséquence des traumatismes des métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi.

UNE AFFAIRE D'ETAT

UNE AFFAIRE D'ETAT.

 

La question Metis ou plus précisément la ségrégation des Metis qui fait l’objet de ce Jeudi de l’Hémicycle fut hier, une véritable affaire d’Etat. Je la qualifie d’affaire d’état pour les raisons suivantes :

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  • L’état colonial belge a considéré une partie de sa population notamment les « Mulâtres » comme représentant un danger, une menace au prestige racial du colonisateur blancetà la pérennité du régime colonial et des intérêts vitaux qui y était associés.
  • L’état s’est investi pour soustraire le débat du domaine public et donner la primauté aux aspects politiques et ce au mépris du droit et de la dignité des Metis.
  • L’état a tout mis en œuvre pour soumettre, contrôler les Metis et les associations philanthropiques ou mutuelles d’entraide des Metis en vue de prévenir et d’anéantir définitivementla menace que représentait à leurs yeux cette population.

Dans cette perspective, des initiatives ont été élaborées, mises en œuvre ou abandonnées, dans le seul but, et j’insiste, dans le seul but de faire en sorte que la menace supposée, le danger postulé, que pourraient constituer les Metis,  ne puissent mettre en péril l’honneur et le profit du colonisateur et ce, jusqu’à la veille des indépendances du Congo, du Rwanda et du Burundi.

La plupart de ces initiatives ont souvent conduit à des impasses et même à des souffrances.

Parmi ces initiatives, la plus malheureuse fut le retrait d’enfants en bas âge à leur mère pour les confier à des institutions chargées de les éduquer et de les former afin d’en faire une population utile à la colonie ; ces institutions, souvent éloignées du lieu de naissance, concrétisaient la rupture avec le milieu d’origine, un profond sentiment d’abandon et d’injustice, une perte totale d’identité et de repère. Cette soustraction à leur foyer n’était autre qu’un rapt déguisé et pour préserver l’honneur des géniteurs qui parfois conduisaient leurs enfants dans ces orphelinats, leurs noms et prénoms étaient modifiés.

Ces initiatives ont eu pour résultatla ségrégation des Metis avec les conséquences de toutes sortes que certains témoignages de Metis, de leurs Mamans africaines, de certains de leurs Papas blancs, de leurs éducateurs révèlent encore aujourd’hui.

  1.  La doctrine coloniale belge sur le métissage et les Metis

 a.       La doctrine ou ligne de conduite

Pour asseoir, justifierou banaliser la ségrégation des Metis, l’état colonial s’est appuyé sur une ligne de conduite dont il est intéressant de comprendre les origines et l’autorité qu’elle a reçue de diverses personnalités.

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J’attribue à Joseph Pholien la paternité de la doctrine coloniale belge sur le métissage et les Métis. Dès 1913, ce juriste qui deviendra plus tard Premier Ministre écrivait :

« Par la nature même des choses, les métis bénéficient des qualités et subissent les tares des deux races qu’ils représentent. Influencés par l’élément blanc, ils auront pour la race de couleur un réel mépris ; ils auront de la haine pour la race blanche, au sein de laquelle ils ne seront jamais admis sur pied d’égalité. Dès lors, dédaignant leur mère et détestant leur père, ils semblent justifier la boutade : « Dieu a fait l’homme blanc et l’homme noir, le diable a fait le métis ». Sauf exception, les métis sont donc des éléments peu moraux et dès lors, ils sont à craindre. Les métis constituent donc un élément qui peut devenir très vite dangereux et il importe de chercher à en diminuer le nombre. Il faut donc reconnaître qu’aucun remède n’est assez radical pour éviter la création de métis. Les Gouvernements ne peuvent dès lors pas les ignorer et, puisqu’ils représentent des inconvénients et des dangers, il faut chercher à atténuer ceux-ci par des mesures législatives et administratives. Mais quelle doit être la politique à adopter ? Avant tout, s’inspirer, non de principes abstraits, mais d’idées pratiques et réalistes qui soient à la fois en communion avec l’humanité et avec l’intérêt colonial.»

 b.      Les cautions à la doctrine

 Plusieurs personnalités belges ont cautionné  par leur autorité morale, scientifique, politique ou religieusela ségrégation des Metis et le combat contre le métissage.

En 1914 le Jésuite Arthur Vermeerschlançait l’offensive contre le métissage en ces termes :

« A prendre une concubine noire, on subit une défaite. Quelques prétextes sont ajoutés pour colorer la capitulation. Pour la colorer, mais de quelles couleurs ! N’est-ce pas une honte d’accepter la prévarication pour des avantages temporels ? On ne transige pas avec le devoir. L’honneur chrétien est un honneur militaire : il nous dit de mourir, plutôt que nous rendre à l’ennemi. Et à ce moment s’évoque à mon regard la mission coloniale : mission de conquête, s’il en fut ; mission de conquête sur la matière et sur la sauvagerie. Elle réclame toute notre force, notre vigueur. Confiée à des vaincus, pareille mission est-elle en de bonnes mains ? »

 « Nous affirmons qu’une attitude plus ferme et plus résolue s’impose à nous vis-à-vis de l’immoralité, et qu’on ne pourrait mieux servir la colonie qu’en travaillant à son assainissement moral. Prenons garde que notre faiblesse et notre excessive indulgence ne nous enlèvent à la fois le profit et l’honneur.»

En 1930 le Professeur Pierre Nolfapporte sa caution scientifique :

«Un mulâtre est le dépositaire de caractères blancs et de caractères noirs juxtaposés mais entre lesquels aucune fusion ne s’opère. À aucun moment de son existence individuelle, les chromosomes paternels ne contractent avec les maternels d’autres rapports que ceux de voisinage »…

« Ma conviction intime, puisée à l’étude des lois de l’hérédité, est qu’il importe de décourager, voire d’empêcher par tous les moyens utilisables, les mariages entre Blancs et Noirs au Congo ou en ce pays. Ces unions ne sont généralement pas heureuses pour ceux qui les contractent ; elles produisent des métis qui, n’étant d’aucune des deux races, forment un élément social instable et mécontent. Elles sont une grave menace pour l’avenir de la race blanche, qui ne restera capable de remplir la mission civilisatrice qu’à la condition de préserver la qualité de son sang. »

En 1935, Paul Crockaert ancien Ministre des Colonies et président de l’Oeuvre de Protection des Mulâtres, ouvre le Congrès sur le contact des races à Bruxelles (1935) en ces termes :

« Le peuple civilisateur doit être plein de bonté et de générosité pour le peuple civilisé mais cette bonté et cette générosité ne sauraient être efficaces si elles ne s’accompagnent pas de sagesse et de vertu. La sagesse dit qu’il échet ? de se garder du métissage, qu’il faut le décourager, voire l’empêcher par tous les moyens efficaces . La vertu enseigne qu’il y a lieu d’éviter la tentation d’unions mal assorties, parce que leurs descendants pâtiront d’une composition indésirable du sang et d’un mélange non moins indésirable des caractères ethniques. L’avenir de la race blanche en Afrique et le respect de la race noire sont à ce prix. »

Lors du même Congrès, Robert Ketels, au nom du racisme pan-européen affirme ceci :

 « Pour le Racisme, le mulâtre est un monstre et tout ce qui contribue à le produire est une monstruosité, non seulement la conjoncture, mais surtout l’idéologie ambiante, complice ou cause directe. Le métissage est pour la race une cause de régression et de désagrégation.

Et pour les futurs cadres coloniaux formés à Anvers, le Pr Habig enseigne en 1948:

« Biologiquement le mulâtre est un africain. C'est-à-dire qu'il y a en lui quelques caractères irréversibles nés de pays chauds. Selon la loi qui veut que l'on peut "cuire" et non point "décuire", le mulâtre trouve son berceau naturel et les éléments de sa culture sur le sol africain.

Socialement, l'expérience démontre que le mulâtre peut être d'emblée assimilé par la culture européenne. Son émotivité peut être très délicate, il possède une grande capacité de souffrance morale due à l'hérédité du système nerveux blanc. Il est en général plus dynamique que le Noir.

Intellectuellement, il est intermédiaire entre le Blanc et le Noir. Son type d'intelligence est un peu plus affectif que le nôtre, il est un peu moins abstrait, mais néanmoins il est capable de comprendre les impératifs abstraits. On voit que le corps du mulâtre devrait rester en Afrique tandis que son cerveau devrait être cultivé en Europe.

2.      L’état colonial et la prise en main de la question «  Métis-Mulâtres »

La prise en main de la question « Métis-Mulâtres » par l’état colonial belge se perçoit mieux à travers les débats au sein d’instances officielles et à travers les vœux ou propositions qui en sont issus.

a.       Au sein du Comité Permanents pour la Protection des Indigènes :

Dans la problématique concernant le métissage, il faut retenirdeux décrets importants de L’Etat Indépendant du Congo: celui du 12 juillet 1890 concernant la protection des enfants abandonnés et celui du 4 mars 1892 par lequel l’Etat autorisait les associations philanthropiques et religieuses à recueillir, dans les colonies agricoles et professionnelles qu’elles dirigeaient, les enfants indigènes dont la loi avait déféré la tutelle à l’Etat.

Ces décrets furent appliqués aux enfants metis à la demande du CPPI lors de sa réunion du 15 mai 1911. L’application abusive de ces deux décrets marqua la légalisation de l’acheminement et du confinement des Metis dans des centres tenus par ces associations. Ces décrets sont à la base du sort de nombreux enfants metis et expliquent comment et pourquoi certains se sont retrouvés, dès leur jeune âge, loin de leur mère et de leur village natal. Elles expliquent aussi pourquoi la force fut utilisée par endroit pour arracher les enfants à leurs familles.

Dans sa session de 1938 le CPPI préconisait :

 1° Que le Gouvernement adopte définitivement à l’égard des mulâtres une politique analogue à la politique d’assimilation qu’il pratique à l’égard des indigènes ; qu’il réprouve toute tendance, faussement généreuse, à instituer une caste et un régime distinct pour les mulâtres ; qu’il favorise leur formation et leur développement dans le cadre des institutions et de la société indigène évoluée ;

2° Que le Gouvernement invite les organismes créés en Belgique en faveur des mulâtres à limiter leur activité aux mulâtres qui se trouvent en Belgique ; qu’au surplus ces organismes se rallient aux principes adoptés par la Commission et qu’ils renoncent à recommander toute politique de caste, contraire à l’intérêt bien compris de leurs protégés ;

3° Que le Gouvernement local arrive à la suppression des groupements, sociétés ou mutuelles constituées dans la Colonie exclusivement  pour ou par les mulâtres et ne les autorise plus à l’avenir »

b.      Congrès International pour l’étude résultants du mélange des races.

Plusieurs propositions et vœux furent formulés lors du Congrès International pour l’étude des problèmes résultants du mélange des races tenu à Bruxelles en octobre 1935. Ce Congrès constitue un tournant pour deux raisons majeures. C’est à cette occasion que furent émis les trois choix sur le sort des Metis (Henri Labouret):

  • Accueillir le sang mêlé dans la collectivité européenne.
  • Le rejeter au contraire dans la communauté indigène.
  • Constituer avec ses pareils un groupe distinct, ayant ses intérêts particuliers et assurantla liaison entre les représentants de la colonisation blanche et la population locale.

C’est au cours de ce Congrès que fut avancé pour la première fois la proposition, qui allait dans le sens du premier choix,  consistant à :

Envoyer dans la mesure du possible ces enfants d’Afrique en Europe, où ils seraient placés soit chez des particuliers qui pourraient les adopter, soit dans des institutions de charité, publiques ou privées.

Ce congrès ainsi que d’autres éléments poussèrent l’état colonial à sortir du bois pour ne pas se laisser déborder. Le Ministère des Colonies créa une commission ad hoc.

 c.       La Commission ministérielle pour l’étude du problème des mulâtres 1938-1939

Cette commission fut créée à la suite du Congrès de 1935, d’une interpellation parlementaire et du dilemme sur l’octroi des allocations familiales pour un enfant metis reconnu par son père.

Il en est ressorti neufs points en ligne avec les vœux du CPPI:

1°) que le Gouvernement ne favorise d’aucune manière l’envoi des mulâtres en Belgique ce qui implique un avis défavorable à l’octroi de l’indemnité familiale ;

2°) qu’il s’intéresse aux mulâtres abandonnés en Belgique soit en soutenant l’œuvre qui s’occupe d’eux, soit de toute autre manière ;

3°) que, par ses divers services d’Afrique ou certaines œuvres qui s’y sont créées : service médical, assistance médicale, consultations de nourrissons, goutte de lait, etc., il assure aux enfants mulâtres tous les soins qu’ils réclament dans les mêmes conditions et sur le même pied que les noirs, mais avec une sollicitude plus vigilante et plus étendue ;

4°) qu’une existence matérielle décente soit assurée aux jeunes mulâtres : alimentation, vêtements, etc. ce qui peut se réaliser par le placement dans des établissements d’instruction ;

5°) que l’on fasse prévaloir l’intérêt des mulâtres sur les droits de la mère de telle sorte que la seule mauvaise volonté de celle-ci ne puisse mettre obstacle aux mesures que l’intérêt de l’enfant commande ;

6°) que l’on recherche le moyen de faire participer le plus possible le père d’un mulâtre à ces diverses mesures par le versement d’une pension alimentaire ; (cf. Art. 340 Code Civil Belge)

7°) que le Gouvernement s’efforce de procurer une situation aux mulâtres adultes ;

8°) qu’il s’intéresse aux œuvres qu’ils fondent dans la Colonie : mutualités, cercles, etc.… pour en garder le contrôle et la surveillance ;

9°) qu’il s’intéresse aux œuvres qui, au Congo, s’occupent du problème des mulâtres et veille que l’action de ces organismes s’exerce dans le sens du programme qu’il aura adopté. Le problème ne revêtant pas seulement un aspect de bienfaisance mais un aspect social et politique, le Gouvernement, dont le concours est d’ailleurs constamment sollicité, a non seulement le droit mais le devoir d’orienter l’activité de ces organismes dans le sens indiqué.

 d.      La Commission ministérielle chargée d’étudier sous tous ses aspects le problème des mulâtres (1947-1952)

 Entre 1940 et 1945, la question fut débattu dans les Conseils de Gouvernement Général et Provinciaux, jusqu’à la constitution d’une nouvelle commission ministérielle par le Ministre libéral R. Godding avec pour mission de trouver des solutions concrètes aux problèmes des Metis et plus particulièrement aux trois aspects : le statut, l’éducation et les carrières. Le remplacement de Godding par Pierre Wigny créa aussitôt une nouvelle commission chargée derégler le problème du statut des indigènes « évolués » et de la carte de mérite civique. Elle fusionna avec celle sur le problème des Metis renforça les impasses dont deux méritent qu’on s’y arrête : le statut juridique, l’éducation.

 

3.      Les impasses majeures dans la prise en main de la question « Metis-Mulâtres » par l’état coloniale belge :

a.       L’impasse sur le statut juridique :

 Dans un contexte de barrière de couleur de fait, le statut juridique des Metis constituait un casse-tête permanent aux conséquences lourdes pour les Metis. François d’Adesky évoquera un aspect préoccupant qui résulte de cette impasse. Mais écoutons plutôt deux juristes belges qui ont écrit à 40 ans d’intervalle.

En 1920 le juriste Paul Salkin écrivait :

« Les lois de la colonie du Congo belge sont muettes sur le statut des mulâtres. Cette omission devrait être réparée. Le mulâtre ne cesse d’être un indigène que s’il est reconnu par son père avant sa majorité. Un assez grand nombre d’enfants mulâtres sont recueillis et éduqués dans les établissements philanthropiques : ils acquièrent ainsi la qualité d’indigènes immatriculés. Beaucoup cependant sont laissés à l’abandon. Il est recommandé par la dignité de la race blanche de faire aux mulâtres un statut qui les distingue des indigènes. Ne pourrait-on les grouper, une fois adultes, favoriser parmi eux des intermariages et les inviter à vivre dans des agglomérations séparées où ils développeraient une civilisation originale ? »

En 1959 le juriste Jean-Paul Paulus écrivait :

 « Le statut des mulâtres est très difficile à déterminer juridiquement parce que la loi n'en parle pas. Il faut cependant faire entrer le mulâtre dans une des trois catégories fondamentales : belges, congolais, étrangers. En bref, c'est la filiation juridiquement établie des mulâtres qui décidera de leur statut. Mais la législation étant muette à leur égard, la jurisprudence flottante, le statut des mulâtres est mouvant, parfois ils sont considérés comme des indigènes et parfois comme des non-indigènes » 

L’impasse sur le statut juridique se comprend aisément si on considère comme il est dit dans le Tome I du droit colonial :

« L'auteur de la loi du 18 octobre 1908 (dite Charte Coloniale) a voulu maintenir les privilèges de naissance et de race en vue d'assurer la suprématie des Blancs sur les Noirs et les rendre ainsi à même d'exercer le rôle civilisateur qui leur était assigné. »

Dans le cadre des débats sur la question du statut, la commission ministérielle de 1947 avait avancé un projet de décret sur la recherche de paternité volontaire ou forcée et l’action alimentaire. Ce projet s’appuyait sur un projet déjà évoqué en 1924 par M Gohr lors d’une question parlementaire destinée au Ministre des Colonies et qui avait été mis aux oubliettes.. Ce projet fut combattu notammentparle Gouverneur Général Pierre Ryckmans selon lequel :  

« Cette législation ne résout rien en faveur des enfants mulâtres, qu’ils soient reconnus ou non, dont le père ne subvient pas à l’entretien et à l’éducation.

En revanche cette législation, qui admet la preuve testimoniale pour établir le fait matériel des relations avec la mère, ouvre la voie au chantage, aux procès scandaleux et aux erreurs de la part des juges ».

Plutôt que la recherche de paternité le Gouverneur Pierre Ryckmans proposait:

« …d’assurer à ces enfants l’éducation que reçoivent les indigènes civilisés et de leur donner, par conséquent, à tous, la chance de se créer une situation sociale comparable à celle à laquelle ces indigènes peuvent prétendre. Il ne s’agit pas de constituer une classe de mulâtres distincte de celle des indigènes civilisés, mais bien de permettre aux mulâtres de s’élever au niveau de ceux-ci. A cette fin, j’estime qu’il conviendrait que le législateur donnât aux autorités le moyen légal de retirer l’enfant mulâtre du milieu indigène, même si cet enfant n’est pas délaissé, abandonné ou orphelin, en vue de déférer sa tutelle à des institutions philanthropiques qui lui assureront l’éducation de l’indigène civilisé. Cet enfant sera retiré du milieu indigène même s’il n’est pas délaissé ou abandonné au sens propre du mot. Le but recherché est en effet de donner aux enfants mulâtres la même éducation, la même instruction que celle que nous donnons aux indigènes les plus favorisés et de les élever au niveau de ceux-ci.

 b.      L’impasse sur la question de l’éducation.

Jusqu’en 1948, les metis n’étaient pas admis dans les écoles ouvertes pour les enfants blancs. Aucune loi, aucune règle ne justifiait cette ségrégation. La décision de construire des établissements scolaires réservés aux Metis a été prise dès 1911. Elle ne se concrétisera qu’en 1944 par la création des établissements à Lusambo (filles) et Kabinda (garçons) pour les Metis reconnus et répondant à des critères bien précis. La plupart des enfants metis ont donc été instruits dans les établissements pour indigènes. Il faudra attendre 1948, non sans une farouche opposition des parents blancs et même de la très respectable « Ligue des Familles »  pour que les Metis reconnus soient admis moyennant examen médical, preuve d’éducation à l’européenne. Les Metis non reconnus y furent admis en 1952 en même temps que les enfantsnoirs dont les parents étaient porteurs de la carte de mérite civique ;

4.      Conclusion

Les Metis ont été l’objet d’une ségrégation ciblée aux conséquences déplorables encore aujourd’hui sans qu’il n’y ait jamais eu de preuve qu’ils aient constitué un danger ou une menace aux intérêts coloniaux.

Cette ségrégation relève de ce que je qualifie d’affaire d’état. Mais l’état belge s’est trompé d’ennemis. Il s’est acharné sur une communauté ou plutôt un groupe de personnes vulnérables. Lasollicitude hypocritement affichée a augmenté cette vulnérabilité compte tenu de la persistance d’une barrière de couleur niée mais perceptible dans les faits, dans les textes juridiques et dans les esprits.

Il est difficile, en quinze minutes, de relater la genèse et l’évolution de la ségrégation dont les Metis ont été l’objet, c’est pourquoi je vous invite vivement à lire mon livre intitulée Noirs-Blancs Metis et dont le sous-titre constitue le vrai titre : La Belgique et la ségrégation des Metis du Congo belge et du Ruanda-Urundi 1908-1960.

J’aimerais terminer en disant : Noirs-Blancs, Metis qu’importe ? L’amour, l’amitié, le partage et le courage politique font de nous, les bâtisseurs potentiels d’une humanité plus fraternelle car hier comme aujourd’hui, le métissage physique ne constitue pas une menace, un horizon qui s’éloigne, il se profile plutôt commeune espérance qui approche, un indicateur d’un vivre ensemble plus vrai, plus durable qui s’inscrit dans le seul métissage véritable : celui de l’esprit.