Leur histoire est aussi la vôtre, puisque nos grands-pères sont peut-être vos grands-pères

 Ketlie Quintas Lopes

 

Pourquoi ?

Je témoigne aujourd’hui par amour et compassion envers ma mère Marie-Cécile De Roodenbeek, mais aussi pour honorer la mémoire de ma grand-mère Thérèse KAHAMBA, et celle de toutes les autres mamans africaines qui ont souffert d’avoir été séparées de leurs enfants.

Voici mon Histoire :

Enfant, j’étais de nature très curieuse. Avec mon père, je pouvais poser mille questions, et je recevais toujours une réponse. Par contre, avec ma mère c’était différent. Je ne recevais jamais de réponse claire au sujet de son enfance. Lorsque je posais des questions, elle changeait de sujet ou se fâchait. Je pensais que c’était moi l’origine du problème. Mais en réalité, je la faisais souffrir, car je remuais le couteau dans la plaie. Lorsque j’ai pris conscience de cela, je me suis juré de l’aider à éclaircir les zones d’ombre de son histoire. Voici son parcours d’une enfant métisse parmi tant d’autres.

1. Circonstances de sa naissance

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Ma grand-mère était originaire de Lubéro dans la province du Nord-Kivu et appartenait à la tribu des Nandes. Elle travaillait comme aide-ménagère dans une famille de blancs où mon grand-père biologique l’aurait rencontrée lors d’un de ses déplacements. Il était veuf et remarié  lorsque cela s’est produit. Il était administrateur de territoire, autrement dit responsable local.

Ma grand-mère devait avoir à peine 14 ans, peut-être encore moins, quand ma mère a été conçue. Lorsqu’elle est venue au monde, ma grand-mère et son bébé ont été obligés de fuir la région sous  menace de mort. Ensuite, vers 4 mois, ma mère a été arrachée à ma grand-mère par un homme blanc dénommé André J. pour être placée chez des religieuses à Bunyuka. 

Après des recherches plus approfondies, nous avons découvert :

Qu’elle est née le 3 mars à Mulo et non pas le 9 septembre  à Butembo, comme indiqué dans tous ses documents dès son arrivée en Belgique. 

Nous nous posons toujours des questions telles que :  • pourquoi est-ce que les dates et lieux de naissance ont été falsifiés ? • Pour éviter de confondre son géniteur ou pour le protéger vu sa fonction ?

2. À Bunyuka

C’était un couvent des sœurs blanches d’origine hollandaise « Oblates de l’Assomption », un orphelinat pour enfants noirs et une école. C’est là que ma mère a fait ses premiers pas. En tant qu’enfant de Blanc, elle était logée dans la section des religieuses blanches. 

Mais les enfants métis ne pouvaient ni jouer, ni parler aux enfants noirs de l’orphelinat ou du foyer d’enfants. Et pourtant en âge de scolarité, ils allaient à la même école. La ségrégation commençait avant et  juste après les cours. Mère Josèphe, la Supérieure, s’occupait particulièrement de ma mère et des autres filles. C’était la seule qui pouvait les punir et elle le faisait fréquemment.

Parfois des personnalités importantes venaient leur rendre visite. C’est à l’occasion d’une de ces visites qu’une religieuse lui a dit : « Ton père était ici », mais elle n’a pas fait attention à cette information. Ce n’est que beaucoup plus tard que cela a pris un sens : son père existait. (Elle n’était donc pas orpheline).

Elle a appris plus tard que leurs mères n’étaient pas autorisées à leur rendre visite. Car les religieuses craignaient que les mamans africaines ne « volent » les enfants des Blancs. Pourtant, elles venaient souvent de loin, en groupe, et s’asseyaient non loin du couvent en espérant apercevoir leurs enfants. 

3. Exil en Hollande, puis en Belgique

Pendant la rébellion Muléliste au Congo en 1964, les religieuses ont eu peur pour leur vie et elles ont décidé de rentrer aux Pays-Bas  avec trois filles métisses dont ma mère. Elles sont restées aux Pays-Bas quelques mois comme réfugiées, puis les religieuses leur ont appris qu’elles n’étaient plus autorisées à rester sur le territoire. Elles furent  toutes les trois prises en charge par l’APPM, une institution belge.

Très vite deux compagnes de voyage furent placées dans des familles d’accueil belges, où elles furent traitées comme des bonnes. Ma mère, elle, a été à Neeperlt dans la Congrégation des Religieuses du Sacré-Cœur de Marie  .

Les Sœurs lui ont proposé à plusieurs reprises de devenir religieuse ; mais ma mère ne pouvait s’empêcher au plus profond d’elle de penser qu’elle avait une mère et un père quelque part.

Je lui ai demandé, Maman comment te sentais-tu là-bas ?

Elle m’a répondu : «  je me sentais comme une prisonnière; je me suis retrouvée seule et, durant les vacances scolaires et les weekends, je n’avais personne pour jouer ».  Cela l’a rendue très solitaire et méfiante. Cet isolement l’a conduite à se replier sur elle-même et elle s’est réfugiée dans la prière. 

Cependant, à 17 ans, elle s’est révoltée et elle a demandé aux sœurs de lui dire qui était sa mère. Pour toute réponse, elle a eu droit à une longue litanie de stéréotypes sur les Noirs qui étaient inférieurs aux blancs et dont elle devait se désintéresser. Malgré tout, ma mère a gardé contact avec différentes religieuses et, peu avant la mort de  mère Josèphe, elle lui a rendu visite et, enfin, la religieuse lui a révélé son secret: le nom véritable de son père.

4. À la recherche de sa mère

Devenue adulte, avec l’aide de quelques amis métis, ma mère a entrepris de rechercher sa mère sans savoir comment elle s’appelait, ni où elle vivait. 

Arrivée à l’aéroport Goma, elle ne savait pas par où commencer et, fort heureusement, Monsieur Albert Prigogine Nkezayo un métis, après avoir entendu son histoire, a décidé de l’aider à se rendre à Butembo. Là-bas, elle a fait la connaissance du couple Van Nevel qui tenait l’hôtel Oasis.

Mme Van Nevel était originaire de la même tribu que ma grand-mère et connaissait les circonstances de la naissance de ma maman et de son envoi à Bunyuka.  L’identité de son père présumé a été confirmée à ma mère par ces derniers. De plus, ma grand-mère aurait séjourné chez eux après la naissance de ma mère et elle leur avait confié : « un jour ma fille viendra me chercher ». Mais malheureusement, ma mère est arrivée trop tard et les Van Nevel ont dû lui annoncer sa mort et lui ont expliqué les circonstances dramatiques de son décès.

Bouleversée, ma mère m’a dit : 

• J’aurais tant voulu la rencontrer, l’embrasser, lui dire combien je l’aimais, • j’ai tant pensé à elle durant toutes ces années.

Mais le destin en a décidé autrement.

5. Les papiers

Ma mère  a voyagé avec des papiers qui mentionnaient la nationalité congolaise et sans acte de naissance. Bien que née d’un père belge, elle a dû recourir à la naturalisation par voie judiciaire pour accéder à la nationalité belge. À ce jour, elle se pose encore des questions, 

• Existe-t-il quelque part une trace de son véritable acte de naissance ?  • Comment et pourquoi a-t-on falsifié son identité ? • Qu’a fait l’état belge à l’encontre de cet agent qui a caché son existence ?

6. Se reconstruire en permanence

Ma mère a grandi sans repères, sans savoir qui elle était. Cela a provoqué des blessures et surtout une grande vulnérabilité. Mais elle n’a pas de haine, ni de rancœur, car le mal a été fait.  Elle a souffert de ne pas connaître la vérité plus tôt et, pourtant, elle côtoyait des gens qui savaient qui elle était. Elle a souffert d’avoir été cachée et du fait que sa mère n’ait pas été autorisée à lui rendre visite. 

Elle souffre de ne pas avoir su expliquer à ses enfants et petits-enfants la vérité. Son rêve aurait été de rencontrer sa famille, non seulement du côté maternel, mais aussi du côté paternel. Pour se reconstruire, elle a éprouvé le besoin de les connaître sans bousculer qui que ce soit. 

Les connaître sans chercher à être aimé d’eux, ni  profiter d’un quelconque avantage. Mais tout simplement pour retracer ses racines.

Ceci dit, elle n’en veut pas à son père, car elle est née dans des circonstances qui l’ont poussé à l’arracher à sa mère et la confier à des religieuses. Qu’a t’il craint ? Voulait-il la protéger d’une certaine façon? Nous ne sommes pas là pour juger et nous n’en voulons pas à sa famille actuelle qui n’était probablement pas au courant de son existence. 

Des questions la hantent, mais elle a décidé de se prendre en charge. Elle a réalisé qu’au fond elle a eu beaucoup de chance.

Que souhaite-t-elle ?

Son plus grand souhait est de ne plus être considérée comme une orpheline, pire encore comme un enfant de père et de mère inconnus. 

Elle souhaiterait que l’État aide les métis à connaître leur véritable identité puisqu’il s’agit d’un droit élémentaire de tout citoyen d’une nation civilisée. 

Mais aussi que l’histoire soit enfin écrite, car elle se soucie du parcours et de l’équilibre psychologique de ses descendants à qui elle n’a pas pu donner les bonnes réponses. Sachez qu’avec le poids d’une histoire que l’on lui a imposée, elle continue à se reconstruire sans rancœur et sans haine, mais avec un vif désir que l’histoire des métis soit enfin connue et reconnue.

7. Remerciements

Je tiens à remercier personnellement toutes les personnes qui nous ont soutenues dans ce long cheminement.

Mme Leona Vangansberg, une autre métisse membre de l’association Maïsha Yetu.

Mr Assumani, auteur du livre Noirs-Blancs-Métis, qui nous a donné une clé de lecture sur la ségrégation des métis.

Ma mère aimerait dire toute sa reconnaissance à toutes les personnes qui l’ont soutenue durant tout son parcours et ses démarches. 

J’espère que les représentants de l’Etat, ici présents, prendront en considération que des Métis (comme ma mère) ont souffert, sans haine et sans rancune, mais avec une soif infinie et légitime de justice

Leur histoire est aussi la vôtre, puisque nos grands-pères sont peut-être vos grands-pères ou vos grands-oncles. Nous sommes biologiquement liés en tant que citoyens belges. 

 

Merci de m’avoir invitée à témoigner.